portraits-lagalerie.fr Texte d'Emilie Bouvard.









Florent Contin-Roux
Un salon sous les étoiles

par Emilie Bouvard, juin 2012



Du salon de jardin
Des chaises, du type Truffaut, en plastique blanc, dans un jardin. Les premiers objets, dans la peinture de Florent Contin-Roux, sont les plus familiers et les plus quotidiens. Les tableaux de la série Garden composent des scènes de plein air – barbecues du dimanche, ensembles de mobilier d’extérieur, herbes folles de lieux semi entretenus, vides de leurs occupants. Des coulures, dans Garden-Party (2006), accentuent le négligé mélancolique de ces espaces bien connus de la mémoire collective des classes moyennes. Dans d’autres tableaux, certains éléments sont isolés : une Tondeuse (2010) devient le sujet de la peinture, mais coupée au niveau de la prise manuelle et partiellement recouverte de taches de peinture blanche – massifs de fleurs ? Un fauteuil de jardin de plastique trône dans un vide vaguement naturel, vert-gris. Il ne semble attendre aucun occupant, et flotte – son homologue d’un rose irréel, lui (Chaise rose, 2008), en fait tout autant et se confond avec un pistil de fleur aux pétales blancs. Peu de figures humaines, contrairement aux scènes de camping et de séjour balnéaire réalisées par Marc Desgrandchamp, qui semblent, elles, habitées de touristes-dieux passant d’un monde à l’autre. Ici, une silhouette féminine émerge à peine d’une piscine, de dos, aux cheveux longs et blonds, au maillot rouge (Swimming-pool, 2008). Les tentes de Camping (2006) sont hermétiquement closes ou béent sur le vide – elles parlent d’absence, mais contrairement à celles de Claire Tabouret, il ne s’agit pas d’exilés ou de réfugiés politiques, mais d’un vide au cœur du quotidien.
La technique de peinture, par tache, ou aplat, donne un sentiment assez fort de matérialité picturale, mais sans épaisseur, ni mise en scène de la picturalité. Contin-Roux travaille « par fines couches, par calques, comme dans photoshop », qu’il « laisse sécher » et « observe » avant de faire « un autre jour, une autre couche » (Florent Contin-Roux, par mail). Le quotidien n’apparaît pas étrange, mais simplement, visible, s’agissant de scènes et d’objets que l’on ne regarde pas d’ordinaire et qui n’ont en fait aucun intérêt visuel.
Pour moi, ces tableaux sont poignants. Poignants car se retrouvent en peinture des souvenirs ou des expériences de vie trop connus, trop vécus, et dont on est loin au moment de la contemplation : réunions de famille en plein air, après-midi de vacances, etc. Ces chaises vides et tentes béantes appellent les souvenirs familiers de chaque spectateur. Elles génèrent la même mélancolie que les photographies d’amateur, et les albums de famille. Elles attendent qu’on les meuble de notre mémoire, comme les petites maisons-châsses exposées en 2007 au musée de l’Evêché (A louer, châsses en porcelaine, Limoges). Dans ce lieu « consacré » du musée, ces dernières nous faisaient en ce lieu passer de l’expérience collective à la mémoire historique commune.





L’Histoire au noir
La formule "L'Œuvre au noir", donnée comme titre au présent livre, désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre.
Marguerite Yourcenar, note, L’Oeuvre au noir, 1968
Florent Contin-Roux, comme beaucoup de peintre contemporains, peint d’après photographie, ou intervient sur des photographies. Il est banal de dire que le rapport au photographique dans la peinture a à voir avec la mémoire personnelle ou collective. Gerhardt Richter nous a habitués à cette gymnastique mentale et métaphysique. Florent Contin-Roux plonge ses sujets dans le noir d’un espace mental mémoriel altéré. Le noir, le blanc et le rouge, les laques et les acryliques, le collage sont les outils de ces transformations, « œuvre au noir de la peinture ».



Noir. Paint it Black.
Le Nord 2501 surnommé Noratlas est un avion de transport militaire fabriqué et vendu à travers le monde par l’industrie française depuis la fin des années 1940, actif notamment pendant la Guerre d’Algérie. Dans Nord-Atlas (2008), l’avion est comme plongé dans un mélange de laque et d’acrylique. Il sombre dans un noir profond se dégradant en valeur, mais aussi dans les épaisseurs créées par la laque, qui semble brûler. L’huile qui recouvre les photographies Front Populaire (2010) et Kennedy (2009), pixellise l’image dans le premier cas, grossit les lignes de la photographie dans le second, la rendant abstraite. Le pixel, qui réfère aux images médiatiques, les traces de pinceaux, rendent l’image floue. Le tableau Paysage/ Mémoire (acrylique, 2004) figure comme des calques posés sur le paysage et surperpose un espace mental sur la réalité picturale, éloignant à nouveau l’image source.

Ces peintures ne fonctionnent que parce que je porte en moi le souvenir des images de ces événements (avions de guerre, assassinat de Kennedy, photographies du Front Populaire). Florent-Contin Roux, grâce à différentes techniques, altère le medium ou la source photographique, altérant ainsi le souvenir, ou révélant d’une manière émouvante combien celui-ci est altéré par les manipulations et le passage du temps. C’est l’œuvre au noir : l’altération sépare et dissout l’image tout en réveillant notre souvenir. C’était aussi l’enjeu de la réflexion sur l’espace muséal mené au Musée des Beaux-Arts de Limoges en 2007 (exposition collective La grue niche sur le toit).


Après le noir, le rouge.
J’ai été très touchée par une série de travaux de tout petit format altérant eux aussi des photographies historiques. Ici, le rapport à l’histoire devient intime et expressif. De plus, il s’agit d’un travail sur de vraies photographies (rephotographiées) de la guerre de 1914-18. Celles-ci constituent une limite de la figuration. Philippe Dagen a souligné dans Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre (Fayard, 1996) le caractère irreprésentable de cette boucherie technologique, au paysage lunaire, et l’importance des photographies d’amateurs. Florent Contin-Roux altère ces photographies d’amateurs par des flaques de peinture terreuse et grise, ponctuées de rouge sale, informes. L’expressivité des couleurs se passe de commentaire ; la matière grisâtre et informe répond à l’infigurabilité du conflit. Et l’image n’en est plus lisible. Seule une Croix Rouge, seul signe clair et lisible, ressort dans la série, comme sur le champ de bataille.

Du paysage et des étoiles

Les feux du bivouac
Les feux mouvants du bivouac
Éclairent des formes de rêve
Et le songe dans l'entrelacs
Des branches lentement s'élève

Voici les dédains du regret
Tout écorché comme une fraise
Le souvenir et le secret
Dont il ne reste que la braise

Guillaume Apollinaire, Calligrammes, 1916

Il est possible aussi que ce qui intéresse Florent Contin-Roux dans l’histoire et la guerre soit ce problème du paysage dévasté, à peine visible. Les paysages de Florent Contin-Roux élaborent une forme de limite de la représentation. Ils sont souvent comme inachevés (Constructions rouges, 2009), parsemés de taches et d’éléments bizarres ou flottants (Ames, 2002, FRAC Limousin), mais je ne creuserai pas ce point qui rejoint les scènes de jardin et badine avec le surréalisme – surréalité du paysage, zone paysagère fantasmatique.



On rencontre souvent des nocturnes, des paysages sans lumière ou presque, et peu visibles (Night, 2008) – s’inscrivant aussi dans une histoire du nocturne comme genre paradoxal. Le nocturne est un genre pictural : Hélène Valance, qui achève une thèse sur les nocturnes dans l’art américain au XIXe siècle intitulée Les Voiles de la nuit, cite Whistler, Cazin, ou Church ; on connaît ceux de Van Gogh. C’est aussi un genre qui partipe de l’histoire de la photographie : Steichen a réalisé des photographies de nuit (Brooklyn Bridge, 1903, Moonrise, 1904, Oklahoma City), ou des peintures de paysages nocturnes (Moonlit Landscape, 1903, MFA, Boston). Le Musée d’Orsay conserve un Road in the Valley. Moonrise (1906, photographie et gravure) qui résonne avec les peintures de Florent Contin-Roux. En effet, l’œil photographique porté sur la nuit, est ébloui par les lumières vives ; il refuse de représenter le paysage tel qu’on ne le voit pas. Il est soucieux de montrer le manque de lumière et les tâches lumineuses qui percent la nuit et dont la source est indistincte. Ainsi, l’affiche de Photo-Secession de 1905 est trouée d’une lune ronde et blonde qui contraste avec la scène nocturne noire et verte. Le nocturne représente un défi à la photographie. Ces lumières dans la nuit, qui éblouissent mais n’éclairent rien et parsèment le paysage comme des étoiles terrestres sont travaillées par Florent Contin-Roux par la peinture. Tels des signaux de morse, ils sont espacés symétriquement comme des spots, alignés sur ses tableaux (De la lumière au loin, 2007), et semblent envoyer de drôles de messages.







Ainsi, cette attention au visible à travers le calque photographique génère une peinture à la fois extrêmement sensible, au double sens du terme, soucieuse de passé et d’histoire, et qui ne cesse de nous interroger sur les images que l’on porte en soi, souvenirs flous, de fêtes de familles dans un jardin de banlieue, de retours de vacances de nuit qui voient se succéder les lumières dans le lointain, d’instantanés de documentaire historique. Des images fugaces que l’on croyait avoir oubliées et qui reviennent dans la peinture.

Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l’imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m’en ressouvenir, toutes les fois que j’en aurai besoin, et acquérir de cette façon l’habitude de ne point faillir.
René Descartes, Méditations métaphysiques, 1641

Florent Contin-Roux a 35 ans, habite à Limoges, et peint beaucoup la nuit.